Le secteur de la finance est décidément difficile à comprendre : avec les labels, les réglementations et les standards qui évoluent sans cesse (ou au contraire stagnent) même les professionnels ne s’y retrouvent pas toujours.
Depuis quelques années, les régulateurs et les organisations publiques et privées misent beaucoup sur les instruments de la finance pour accélérer la transition écologique et sociale. L’idée est de doter progressivement le monde de la finance d’outils permettant de mesurer l’impact des investissements pour les rediriger vers des secteurs, des organisations et des projets plus vertueux. En d’autres termes, flécher les capitaux vers la transition écologique et sociale. À l’aide d’outils d’analyse dits ESG (Environnement, Social, Gouvernance), de reportings, de classifications et de labels, les parties prenantes du monde de la finance, entendent ainsi démontrer qu’elles peuvent contribuer à l’intérêt général. On parle alors de finance « responsable », « durable » ou « verte ».
Ces dernières années, le secteur s’est progressivement structuré autour de ces labels, de ces normes, de taxonomies et de réglementations plus ou moins incitatives. Mais en réalité, le secteur est en plein chaos : les différents acteurs du secteur et les parties prenantes ne parviennent pas, si tant est qu’elles le veuillent vraiment, à se mettre d’accord sur les frontières et les lignes directrices à donner au monde de la finance responsable. Les réglementations changent en permanence, les labels évoluent, les désillusion s’enchaînent, de sorte que, même les professionnels sont aujourd’hui perdus face à la jungle de la finance durable.
Labels, normes, taxonomies, reporting : petite histoire de la finance responsable
L’histoire de la finance durable ou responsable n’est pas très ancienne. Ce n’est qu’à partir de la deuxième moitié des années 2000 que les premières institutions bancaires et financières commencent à s’intéresser à l’idée de faire de la finance un outil au service de la transition écologique et sociale. Les premières obligations vertes sont émises par la Banque Européenne d’investissement (BEI) et la Banque Mondiale à la fin des années 2000. Elles seront suivies par des institutions comme l’Agence Française de Développement (AFD) puis par divers acteurs un peu partout dans le monde. Au départ, ces obligations visent à orienter les flux financiers vers des projets ayant une contribution positive aux enjeux environnementaux et sociaux.
Sauf qu’il n’existe alors aucun critère pour vérifier que ces actifs financiers contribuent réellement à la transition. Une obligation peut être émise sur les marchés pour financer un projet de production d’énergies renouvelables ; elle sera alors considérée « green », sans qu’aucun label ou aucun instrument ne valide son impact sur la réduction des émissions de CO2 par exemple. Pour éviter cet écueil, les parties prenantes du monde de la finance vont pousser à développer ce que l’on appelle l’analyse ESG des actifs, c’est-à-dire la mesure de leurs impacts Environnementaux, Sociaux, et de Gouvernance.
Ce sont les années 2010, et il se développe alors parallèlement une forme de « reporting extra-financier », dans lequel les entreprises fournissent des données sur leurs impacts écologiques et sociaux, et que les acteurs de la finance utilisent pour déterminer quels investissements « responsables » ils peuvent faire. Des agences de notation extra-financières se développent autour de la notion d’investissement socialement responsable. Mais rapidement, on se rend compte qu’il faut des critères, des seuils, des labels, pour pouvoir dire « officiellement » et facilement quels actifs, quels porte-feuilles sont « verts », « durables », « responsables ».
Au milieu des années 2010, plusieurs labels émergent alors, notamment en Europe. Label TEEC (Transition Énergétique et Écologique pour le Climat), devenu le label Greenfin, label ISR (Investissement Socialement Responsable), par exemple. D’autres labels se renforcent : le label FinanSol sur l’insertion et la solidarité, le label européen LuxFlag, le Label FNG pour les fonds germanophone…
Le mille-feuille réglementaire de la finance responsable
Mais ce n’est pas pour ça que l’on y voit tellement plus clair. Malgré les tentatives plus ou moins sincères de structuration, le secteur reste alors extrêmement flou : malgré les mesures ESG, on n’arrive pas à savoir si les investissements ont un impact mesurable, les labels ne sont pas assez clairs, n’importe qui peut dire que ses investissements sont « green », alors qu’ils peuvent concerner des entreprises des énergies fossiles ou des entreprises notoirement en retard sur les critères extra-financiers (ORPEA récemment, par exemple)… Certains vont même aller jusqu’à parler des « illusions de la finance verte », comme Alain Grandjean (Haut Conseil pour le Climat) dans son livre éponyme, ou encore Gaël Giraud (ex-président de l’AFD) qui compare le secteur à du greenwashing. Les rapports tombent, les études le montrent : la finance responsable ne fonctionne pas et ne produit pas les résultats escomptés.
Aujourd’hui, le secteur est bousculé par les lanceurs d’alerte, les associations, qui pointent du doigt ses dérives, et qui poussent à structurer et encadrer plus encore la finance responsable. C’est face à cette pression que plusieurs initiatives ont émergé, notamment en Europe. D’abord le règlement Disclosure, ou SFDR (Sustainable Finance Disclosure Regulation), voté en 2019 et entré en vigueur en 2021. Son objectif : encourager les acteurs des services financiers à publier des informations de durabilité relatives à leurs investissements, et notamment à préciser comment sont intégrés les critères ESG dans les décisions d’investissements, selon une grille de critères mieux définie. Parallèlement, l’Union Européenne a mis en chantier la taxonomie verte, une classification visant à classer les secteurs selon leur degré de contribution à la réalisation d’objectifs environnementaux. La taxonomie devrait permettre de mieux identifier les secteurs prioritaires à financer et donc de servir de guide aux investisseurs.
Du côté des émetteurs, l’Europe a aussi élaboré plusieurs cadres réglementaires pour le reporting extra-financier. La NFRD (Non Financial Reporting Directive), encadrant la DPEF (Déclaration de Performance Extra Financière), désormais remplacée par la CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) est venue poser un cadre pour guider les entreprises et permettre de fournir un cadre harmonisé de données d’impacts extra-financiers pour les investisseurs.
Sans compter qu’il existe aussi des initiatives nationales, comme l’article 173 de la Loi de Transition Énergétique en France, qui rejoignent les réglementations européenne sans être totalement alignées.
Les débats sans fin sur l’encadrement de la finance responsable
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Mais même avec ce mille-feuille réglementaire, on ne peut pas dire que la finance responsable soit pour autant mature. On pouvait imaginer que la publication des RTS (Regulatory Technical Standards) par les instances de régulation bancaires et financières européennes (European Banking Authority, European Insurance and Occuptional Pensions Authority, European Securities and Market Authority) parachèvent la structuration du secteur. Il n’en est rien.
La preuve, ces derniers mois près de 40% des fonds labellisés « Article 9 » dans le cadre de la SFDR (les fonds réunissant en théorie les actifs les mieux disant sur les enjeux ESG) ont été reclassés en fonds « Article 8 », moins ambitieux, ce qui montre bien le flou qui règne encore même chez les professionnels du secteur. Avant les premiers audits réglementaires, vent de panique sur le secteur ! L’interprétation de la nature des fonds Article 9 fait débat, car selon l’approche choisie (Best In Class, Best in Universe, Best effort, Approche thématique) les fonds labellisés peuvent regrouper des actifs pas nécessairement très durables, et même, des entreprises des énergies fossiles. Pratiquement aucun fond n’est bon élève sur le reporting des conséquences environnementales négatives de leurs investissements, les fameux PAI (Principal Adverse Impacts, ou principales incidences négatives). Ce qui pousse d’ailleurs l’Autorité des Marchés Financiers française a réclamer l’établissement des standards plus exigeants dans le cadre de la mise à jour de la SFDR, et notamment la mise en place de standards environnementaux minimums.
Concernant les labels, les débats n’en finissent plus non plus : l’Inspection Générale des Finances fin 2020, proposait des recommandations pour rehausser le niveau d’exigences du Label ISR, notamment par des mécanismes d’exclusion sectoriels. L’idée, soutenue par les ONG, était que des fonds abritant des actifs dans certains secteurs critiques (énergies fossiles, tabac, armement…) ne puissent plus être labellisés. Des propositions qui n’ont pas été reprises dans les premiers feuilles d’orientation publiées par les gestionnaires de ce label public en juillet dernier. On se contentera donc certainement de mécanismes d’exclusion minimalistes, fondés sur une approche « Best in Class » qui ne permettra pas de nettoyer les fonds de leurs actifs les moins durables.
Parmi les labels plus ambitieux, le Label Greenfin, qui propose d’exclure certains secteurs problématiques (énergies fossiles notamment), reste néanmoins soumis à la faiblesse principale du secteur : l’aléa de la donnée.
Finance durable : l’alibi du manque de données
Les professionnels ont d’ailleurs bien compris qu’ils pouvaient utiliser le manque de données comme alibi. Comment en effet investir durable quand on manque de données pour dire quels actifs sont durables ? Et puisque les entreprises prennent leur temps pour se conformer aux exigences d’un reporting extra-financier clair, on n’est probablement pas prêt de les avoir, ces données. Un peu partout dans le monde, plusieurs organismes publics ou privés publient en ce moment leurs standards, chacun dans leur coin, sans coordination réelle. L’association EFRAG (European Financial Reporting Advisory Group) vient de publier ses ESRS (European Sustainability Reporting Standards), en cohérence avec la CSRD. Mais ces standards (les plus ambitieux) sont en concurrence avec ceux, privés, de l’ISSB (International Sustainability Standards Board) et ceux des régulateurs américains de la SEC (Securities and Exchange Commission), notoirement plus laxistes.
Voir aussi : CSRD, ISSB : l’évolution des standards de reporting
Autour de cette évolution des standards de reporting extra-financiers se jouent plusieurs problématiques : celles de la comptabilité intégrée, de la double matérialité, des différents critères ESG et de leur périmètre… Naturellement, beaucoup d’entreprises sont encore perdues dans ces évolutions du reporting, dont on ne connait pas encore tous les standards (on attend la publication des normes de reporting CSRD d’ici quelques mois, avec des précisions pour les normes sectorielles l’an prochain). Beaucoup d’entreprises ne savent même pas qui est concerné par la CSRD et ses nouvelles normes, ni ce que les nouvelles DPEF devront contenir. Sans parler de la difficulté de combiner les exigences de ces différents types de reporting pour les entreprises évoluant dans plusieurs contextes normatifs. Bref, c’est le grand flou du reporting, qui monopolise largement les directions RSE, qui, sous dotées, n’ont même plus le temps de faire autre chose… De la RSE par exemple.
Toujours est-il qu’en attendant, on manque de données harmonisées pour guider les investisseurs dans leur choix en matière de durabilité. Ce qui permet, au passage, aux moins ambitieux de dire qu’il faut attendre, laisser au secteur le temps de se structurer… Comme si le climat, les limites planétaires et l’effondrement de la biodiversité, eux, attendaient. Il serait temps d’accélérer cette phase de structuration, qui dure maintenant depuis 15 ans, sans que l’on ait encore pu apercevoir les impacts positifs de cette finance soit disant verte !
Former les professionnels de la finance
Cela dit, le manque de données et le flou normatif ne devraient pas être pour le secteur financier une excuse pour justifier le statu quo et se déresponsabiliser. A-t-on vraiment besoin de labels et de métriques précises pour déterminer ce qu’est un investissement durable ? Dans l’absolu, cela aide évidemment, mais en attendant d’en disposer, des professionnels compétents devraient être capable de détecter sans ces outils les actifs les plus soutenables. D’abord grâce à une approche thématique et d’exclusion solide plutôt qu’une approche best in class, mais surtout, en analysant le positionnement stratégique des organisations et leur cohérence par rapport aux grands objectifs de durabilité définis par les accords internationaux.
Mission impossible ? Pas tant que ça si l’on est bien formé aux problématiques de durabilité, ce qui pourrait sembler la moindre des choses pour des professionnels se revendiquant de la finance… durable. Sauf que justement, les formations de qualité manquent à ce sujet. Le très complet rapport du Shift Project sur les formations en finance durable montrait que seules 5% des formations en finance abordaient sérieusement les sujets écologiques.
Si l’on ajoute ce manque de formation au contexte normatif très volatil du secteur, on ne peut pas s’étonner que nombre d’acteurs aient le sentiment de naviguer à vue, dans la jungle de la finance responsable. Ni que la finance reste, dans sa très grande majorité, déconnectée des enjeux de la transition écologique et sociale, et plus généralement, de la réalité de nos sociétés. Espérons que les normes à venir (notamment du côté de la Commission Européenne) sauront rebattre très vite les cartes. Car pour l’heure, la finance investit encore durablement dans le mauvais sens.