La transition écologique est-elle coincée entre scientisme et pseudo-science ? En tout cas, d’un côté comme de l’autre, elle semble instrumentalisée par ceux qui refusent d’avoir un rapport sain au monde des sciences.

Un peu malgré elles, les sciences sont au coeur d’une fracture qui traverse les enjeux écologiques de part en part. Les sciences cristallisent l’opposition entre deux mondes qui ne se parlent plus vraiment : d’un côté le monde de ceux qui pensent que l’innovation, la recherche et la technologie sont la clé du changement, quitte à ne plus voir qu’au travers du prisme technologique, et de l’autre, le monde de ceux qui rejettent l’omnipotence des sciences et des technologies, souvent au profit de pratiques alternatives éloignées du champ des donnés scientifiques.

Coincée entre ces belligérants qui se rejettent mutuellement, la transition écologique semble paralysée, enfermée dans des débats sans fin dans lesquels les sciences sont instrumentalisées en permanence. La science et les technologies peuvent-elles nous sauver de la crise écologique ? L’écologie doit-elle s’écarter des carcans d’une science contemporaine parfois déconnectée des réalités environnementales ? Faut-il embrasser ou rejeter les nouvelles technologies ? Voilà les polémiques qui animent trop souvent les débats sur la transition écologique.

Mais alors, que recouvre exactement ce clivage ? D’où vient cette opposition, ce débat ? Et si cette fracture empêchait la transition écologique d’être pensée correctement ? Prenons un peu de recul.

La science au coeur du développement industriel

Pour comprendre pourquoi « la science », en tant qu’entité, est devenue un sujet d’achoppement au coeur des débats sur la transition écologique, il faut d’abord prendre un peu de recul. Et comprendre comment la science, ou plutôt une certaine conception de la science, est devenue omniprésente dans les sociétés industrielles, et comment les dérives de cette conception de la science ont progressivement mené à sa remise en question.

Incontestablement, les deux derniers siècles ont consacré l’omniprésence des idées de science, de progrès, d’innovation dans nos sociétés. D’une certaine façon, on pourrait même dire que ces siècles constituent un long processus socio-historique au cours duquel la méthode scientifique a émergé, s’est développée, puis s’est imposée pour presque supplanter les autres formes de compréhension du monde qui prévalaient jusque-là, et notamment la religion. Des Lumières jusqu’à aujourd’hui « la science » est progressivement devenue incontournable, au point d’ailleurs que c’est aujourd’hui au nom de la science que prétendent parler les dirigeants politiques lorsqu’ils mettent en place certaines politiques publiques : on l’a bien constaté durant la crise sanitaire.

Tout au long du XIXème et du XXème siècle s’est peu à peu imposée l’idée que la science et la technologie étaient les principaux vecteurs de l’amélioration globale de la société. En médecine, en physique, en biologie et dans bien d’autres domaines, le progrès scientifiques et l’innovation ont en effet permis des avancées colossales en seulement quelques décennies, que ce soit en termes de santé publique, de productivité économique, et de confort en général. Assez logiquement, le récit qui structure les sociétés industrialisées repose donc sur l’idée que les notions de croissance économique, de progrès technique, d’innovation, et par extension de recherche scientifique sont les voies privilégiées de l’amélioration générale de la vie des populations, de leur épanouissement et de leur bonheur.

L’écologie et la remise en cause de la science moderne

Pourtant, ce récit a été et continue d’être questionné. Et c’est peut-être à travers la question écologique qu’il a été le plus tôt remis en cause. L’histoire de la pensée « écologiste » est ainsi marquée très tôt par des inquiétudes liées aux conséquences du développement industriel, lui même le résultat des progrès scientifiques et techniques. C’est dans les pays qui ont connu le plus tôt l’industrialisation, notamment au Royaume-Uni, dans le reste de l’Europe et aux Etats-Unis, qu’on a vu émerger, au nom de la protection de la nature, des mouvements critiques vis-à-vis de la généralisation des centrales et des industries utilisant du charbon ou des procédés industriels polluants. Le développement des lignes ferroviaires a également été marqué, dès les années 1860, par les oppositions, qui cherchaient à préserver des ressources ou des sites naturels d’exception.

Aujourd’hui encore, la question écologique semble liée à la question technologique, et donc scientifique. Un certain nombre des plus importantes dégradations environnementales contemporaines sont en effet liées à des « technologies ». C’est le cas du réchauffement climatique, qui n’est que le résultat de l’accumulation dans l’atmosphère du CO2 émis par des technologies nouvelles : les moteurs à explosion, les centrales de production d’électricité à énergies fossiles. C’est le cas également de la pollution globale, qui est surtout liée aux nouveaux matériaux ou aux nouvelles molécules omniprésentes depuis que les progrès scientifiques ont permis leur développement dans l’industrie, l’agriculture ou encore le transport.

Globalement, le progrès technologique, amplifie notre capacité à agir sur notre écosystème, et souvent, cette capacité se traduit par des dégradations environnementales. Ce n’est donc pas un hasard si de ses balbutiements jusqu’à aujourd’hui, les penseurs de la question écologique l’ont souvent traitée au travers du prisme d’une critique de la technologie. D’Hans Jonas à Jacques Ellul, en passant par Bruno Latour et bien d’autres, beaucoup des précurseurs de la pensée écologique ont ainsi formulé des mises en garde légitimes contre les excès d’une certaine conception de l’innovation. D’une certaine façon, la pensée écologique s’est donc construite notamment par son rapport d’opposition à l’omniprésence technologique.

Mais à l’intérieur de cette opposition s’est aussi s’opérée, par extension, une critique des sciences. En effet, comme ce sont les progrès scientifiques qui ont permis à ces innovation et à ces technologies d’émerger, leur critique pose la question des limites de la science. La science va-t-elle trop loin ? Que peut la science et que doit-elle pouvoir ? Comment réguler la science ? Peut-on seulement le faire ? D’une certaine manière, cette réflexion conduit à l’équation suivante : science = technologie = dégradation environnementale.

La transition écologique dominée par le prisme technologiques

Les réflexions sur la crise écologique ont donc émergé à contre courant du paradigme dominant à propos des sciences et des technologies. Et ce clivage qui s’est développés durant plus d’un siècle est plus que jamais vivace. Car chacune de ces visions de la science et des technologies campe sur ses positions.

Le discours dominant sur la transition écologique reste par exemple très « techno-centré », teinté d’un fort optimisme scientifique. C’est encore aujourd’hui grâce à la croissance, grâce à l’innovation, grâce à la technologie, et donc grâce à la recherche scientifique que les élites mondiales et les décideurs politiques ou économiques, prétendent résoudre la crise sociale et écologique.

Les grandes figures médiatiques qui incarnent la transition écologique dans le système socio-économique contemporain sont presque toujours ceux qui défendent une approche technique du problème. Que l’on parle des énergies renouvelables, de l’hydrogène vert, de la conquête spatiale, c’est toujours à travers le prisme technologique que l’on aborde en premier lieu la transition écologique. On mise l’argent public sur les promesses de l’innovation. Les start-up qui emportent l’enthousiasme du système financier et économique sont celles qui veulent faire de la « tech for green » (ou « for good » c’est selon). Cette posture, qui voudrait croire que l’innovation scientifique aura la réponse à tous nos défis collectifs, devient parfois sa propre caricature, virant au scientisme, quand elle refuse à tout prix de questionner la pertinence de la technologie.

Or, force est de constater que cette voie-là, celle de l’innovation technologique et de la recherche scientifique ne produit pas vraiment les résultats escomptés. Jamais nos émissions de CO2 n’ont baissé, jamais les dégradations environnementales n’ont ralenti. Les promesses des innovateurs en matière de transition écologique, historiquement, on constamment été démenties par les faits. Régulièrement, les analyses montrent même qu’un certain nombre des pistes technologiques envisagées pour la transition écologique pourraient finalement ne pas être si vertes que ça : les énergies renouvelables, bonne pour le climat mais nocives pour la biodiversité ? ; la voiture à hydrogène moins écologique que la voiture électrique ? ; la conquête spatiale une catastrophe écologique ?

Autant d’indices qui tendent plutôt à confirmer que du point de vue écologique, technologies et progrès scientifiques n’ont pas toujours que des conséquences positives.

L’érosion de la confiance dans la science

Paradoxalement, l’omniprésence de la science et de la technologie dans nos vies tend donc, par ses échecs (écologiques, sociaux ou sanitaires) à légitimer sa propre critique. La science et l’innovation devaient êtres libératrices, et on constate que, telles qu’elles sont maniées aujourd’hui, elles nous enferment au contraire dans de nouveaux problème : pollution, réchauffement climatique, perturbateurs endocriniens, crise écosystémique, maladies chroniques…

Il n’est donc pas forcément étonnant de voir que la confiance initialement suscitée par la science et ses progrès finisse par s’éroder chez les citoyens. Bien-sûr, globalement, la plupart des citoyens, en France ou ailleurs, gardent une certaine confiance dans la science : plus de 80% des Français disent ainsi avoir « confiance en la science », si tant est que cela ait un sens, selon une vaste étude menée par l’Université de Lorraine en 2020. Toutefois, lorsque l’on pose des questions plus précises, on voit une ambivalence apparaître : plus d’un Français sur deux considère aujourd’hui que la science fait « autant de mal que de bien », 12% estimant même qu’elle fait « plus de mal que de bien », un chiffre multiplié par deux en seulement 10 ans. Seuls 30% des Français considèrent que la science a un impact plutôt favorable sur l’environnement, et ils ne sont que 15% à voir la science comme positive du point de vue des relations sociales, ou du sens moral. Un certain nombre de domaines scientifiques suscitent l’inquiétude : la recherche sur les nano-technologies, les recherches pharmaceutiques, les recherches agronomiques avec notamment la question des OGM… La confiance dans les grandes institutions scientifiques se dilue, en témoignent les réticences autour de la vaccination.

La réaction pseudo-scientifique

Autant qu’on puisse le constater, en parallèle de cette « crise de confiance » émerge une sorte de réaction pseudo-scientifique. Face à une science à laquelle on n’accorde plus tout son crédit, on cherche d’autres voies, des théories ou des pratiques alternatives pour interpréter le monde ou organiser sa vie. Parmi ces alternatives, celles qui suscitent l’adhésion sont souvent celles qui prétendent revêtir des habits scientifiques en critiquant une « science officielle » jugée à la dérive, mais qui n’ont pourtant rien de scientifique, ni dans leurs méthodes ni dans leurs structures.

C’est ce que l’on retrouve dans le domaine médical avec l’homéopathie, la phytothérapie, l’aromathérapie, et autres pratiques thérapeutiques alternatives, d’ailleurs identifiées il y a quelques années dans un rapport de la Miviludes comme porteuse d’un risque significatif de dérives sectaires. Dans d’autres domaines (agriculture, alimentation) ce sont les mêmes tendances : les régimes alimentaires fantaisistes sont de plus en plus en vogue, alimentés par les théories naturopathiques qui n’ont qu’au mieux la prétention d’être scientifique, la permaculture ou la biodynamie se retrouvent partout dans l’agriculture, avec leur lot de bonnes idées mais aussi de nombreuses pratiques douteuses, inutiles ou tout simplement absurdes sur le plan scientifique.

De nombreux français prennent ainsi au sérieux ces théories qu’aucune preuve scientifique ne vient soutenir. Les réseaux sociaux, YouTube et d’autres plateformes deviennent un terreau privilégié de développement de ces théories qui semblent avoir de plus en plus de relais.

L’écologie au carrefour des pseudo-sciences

Mais alors quel rapport avec l’écologie ? Eh bien, si l’on est attentif aux discours qui sous-tendent ces théories, on retrouve bien souvent les mêmes thématiques que celles qui structurent la pensée écologique. Comme la pensée écologique, les pseudo-sciences formulent une critique des sciences dites « officielles » et de leurs dérives. Et à partir de cette critique (souvent en partie légitime), elles élaborent des récits alternatif qui font appel aux mêmes ressorts que ceux que l’on retrouve dans la pensée écologique : les pseudo-sciences se disent ainsi plus « naturelles », elles prétendent voir les problèmes avec une approche plus « systémique », employer des méthodes plus « holistiques ».

Résultat, ces théories séduisent ceux qui sont légitimement inquiets des dérives d’une certaine conception de la science. Et dans les faits, on retrouve donc bien souvent des mouvements labellisés « écolo » au coeur des dérives pseudo-scientifiques. Par exemple, de grandes chaînes de magasins bio font sur leur site la publicité de Rudolf Steiner, personnalité controversée, inventeur de l’antroposophie et de la « biodynamie », pseudo-sciences qu’aucune preuve scientifique solide ne soutient aujourd’hui. La Nef, grande banque coopérative française, estampillée « éthique et citoyenne », qui soutient de nombreux projets en lien avec la transition écologique, est aussi régulièrement pointée du doigt pour ses liens avec les pseudo-sciences comme l’antroposophie ; au point que la banque a même du ouvrir sur son site une page dédiée à cette polémique. Des marques de cosmétiques bien connues pour leur engagement écolo font ostensiblement la même référence aux pseudo-sciences dans leurs communications officielles.

Dans le monde politique, ceux qui se réclament de l’écologie sont aussi régulièrement pris en flagrant délit de copinage avec les discours pseudo-scientifiques, voire anti-scientifiques tout court. On voit ainsi les élus écologistes défendant l’homéopathie (malgré l’absence de preuve scientifique de son efficacité), adoptant des postures non-scientifiques sur les vaccins ou relayant des fake news sur les sujets technologiques et scientifiques en lien avec la transition écologique.

Bien qu’aucune étude ne se soit encore attaché à étudier la question avec précision, il est probable qu’on retrouve cette même porosité entre pseudo-science et écologie chez certains citoyens engagés sur les sujets de transition. Combien d' »éco-consommateurs » sont-ils ainsi versés dans la naturopathie, les méthodes de soin alternatives, l’aromathérapie quantique et d’autres formes de pseudo-sciences ? Probablement pas un nombre insignifiant.

Deux voies sans issue ?

Alors, entre ceux qui ne jurent que par l’innovation scientifique et ceux qui n’y croient plus, lui préférant les pseudo-sciences, la transition écologique semble devenir un enjeu de bataille idéologique plus qu’autre chose. D’un côté, les technophiles ne semblent pas vouloir admettre les limites de l’innovation scientifique, et ne proposent donc aucune solution globale, aucune forme de sobriété, aucune transition sociale ou culturelle à la hauteur des enjeux. Pire, ils se servent du prétexte de la transition écologique pour continuer à défendre des modes de développement déconnectés des limites planétaires, fondés sur une sorte de scientisme cornucopien qui n’a finalement plus rien ni d’écologique, ni de social. De l’autre, les mouvements écologistes les plus engagés se perdent souvent, au détour de leur critique de la science, dans les chemins de l’irrationnel, et refusent donc ce que peut apporter l’innovation à leur cause. On voit ainsi des écologistes se battre contre des éoliennes ou des véhicules bas carbone, par principe et contre le consensus scientifique. Et eux aussi finissent par se servir de la transition écologique pour mettre en avant des pratiques alternatives douteuses, parfois même dangereuses.

L’une comme l’autre de ces deux voies apparaissent sans issue. Ni l’une ni l’autre ne proposent en réalité de solution capable de nous aider à réduire notre empreinte environnementale en répondant mieux aux défis sociaux qui se dressent devant nous. La transition écologique ne peut pas être menée qu’avec une confiance aveugle dans les promesses de l’innovation scientifique, mais elle ne peut pas non plus être menée sans la science, ses méthodes, et parfois ses technologies. L’agriculture, par exemple, a certes besoin de s’émanciper de certaines dérives modernes (surproduction, dépendance aux pesticides et aux énergies fossiles…) mais elle ne peut pas sombrer pour autant dans l’ésotérisme de la biodynamie. L’agriculture, pour être durable, a besoin d’être scientifique, sans être scientiste, de développer des pratiques agricoles pertinentes, mais connectées à la nature, aux écosystèmes, à leur biodiversité, dans une approche de sobriété technologique qui permette de minimiser les impacts environnementaux.

La transition énergétique, la mobilité, la santé, l’industrie : tous ces secteurs ont besoin de science, mais d’une meilleure science, d’une science maniée avec nuance pour servir nos objectifs écologiques et sociaux.

L’écologie, la science et la nuance

Ni la croyance fanatique dans l’innovation, ni le recours aux pseudo-sciences ne permettent une telle nuance. Et c’est justement de nuance dont la transition écologique a besoin, notamment de la nuance dans le rapport que nous entretenons collectivement avec « les sciences » en général. Ces sciences, elles nous permettent de mieux comprendre le monde, mais aussi de le transformer profondément, parfois utilement, parfois de façon brutale. Elles sont un outil extrêmement puissant, qu’il faut savoir utiliser avec précaution, contrairement à ce que nous avons fait depuis deux siècles, mais qu’il ne faut pas refuser pour autant.

Savoir mettre la science au service de nos intérêts écologiques et sociaux, voilà l’enjeu fondamental de notre siècle. Mais pour y parvenir, il faudra d’abord sortir de ces postures qui nous enferment dans des oppositions stériles : pro ou anti-science, scientiste ou pseudo-science. La transition écologique en est un bon cas d’école.