Il n’y a plus de débat : le modèle d’entreprise performante sera responsable ou ne sera pas, en ont décidé les salariés, les investisseurs aujourd’hui…et les consommateurs de plus en plus nombreux. Le changement de paradigme s’est fait dans les têtes… ou presque, même si les règles de marché, les cours des business schools et les stratégies marketing ou R&D  sont loin d’en avoir tiré les conséquences, encore ! La solution se trouve dans une régulation européenne qui doit prendre le relais des stimulations nationales, si on ne veut pas se créer des distorsions concurrentielles.

Le Rapport Notat Senard a consacré politiquement la dimension « responsable » attendue désormais de la part de toute gouvernance d’entreprise ; certes, on ignore ce que sera la loi Pacte et on voit bien qu’une partie du patronat traîne encore les pieds et préfère garder les codes du vieux monde. L’accord passé, trop inaperçu -conflits en cours obligent -entre la CPME et les partenaires sociaux pour promouvoir l’intégration de la RSE dans les négociations de branche, est un autre saut conceptuel réussi ; il interpelle les donneurs d’ordre mais surtout les dirigeants : pourquoi tant d’hésitation à élargir le cercle des administrateurs salariés, tant d’atermoiement à expérimenter « la co-décision », tant de temps perdu à « mettre du durable » dans les filières, des mines à la distribution, alors qu’il faudrait passer au plus vite des dissensions inutiles à « la convergence des initiatives » ! Le défi de compétitivité est là !

La RSE : une théorie qui peine encore à rentrer dans la gouvernance

La RSE a gagné la guerre des idées mais pas encore celle des schémas politiques et opérationnels au plus haut niveau de l’entreprise. Il y a une raison fondamentale à cela : la régulation internationale ne la reconnaît pas ! Hormis les investisseurs éclairés qui arbitrent progressivement contre les risques carbone et qui ne veulent pas (trop) de réputation controversée, et en attendant que les clients aient plus d’information pour se comporter en bon citoyen, aucune règle commerciale sur la planète ne sanctionne « l’irresponsabilité économique et sociale » (au-delà de l’illégalité) : le cadre OMC est moribond ; la plupart des Etats se plient face  aux entreprises agressives et parfois prédatrices. C’est là que se joue désormais la guerre des modèles – « Danone contre Gazprom » ! – pour faire en sorte qu’un « minimum de durabilité » soit autorisée pour commercer, là où se joue la mondialisation.

Cette nouvelle étape régulatrice ne pourra voir le jour que si l’Europe s’en saisit et prend le relais des initiatives nationales, qui risquent de devenir cacophoniques. C’est le sens du dialogue qui a été engagé récemment entre représentants français et allemands de la RSE pour convenir des lignes de force d’un agenda européen qui porterait cette ambition stimulatrice au sein d’une » économie sociale de marché, responsable et durable », définition du « capitalisme rhénan » qui doit affirmer son modèle, face au capitalisme actionnarial, si on veut que l’économie devienne un facteur de stabilité géopolitique et non l’inverse et si on veut prendre au sérieux les ODD, agenda de durabilité de la planète qui s’impose à tous.

Des démarches isolées en manque d’un cadre de régulation international

Le moment est à un tournant dans cette évolution de fond, pour passer de démarches nationales à une démarche vraiment européenne: la période déclarative, volontaire, dans les années 90-2000 (RIO, UNGC, Principes de l’OCDE…),  a embrayé dans les années 2000-2015 sur des démarches de transition, de façon isolée et peu coordonnées, avec le développement de l’ISR, des engagements de décarbonation post-COP 21 et une transparence croissante sur la dimension extra-financière, dont la directive NFR fait le lien entre les cadres obligatoires et les pressions incitatives, publiques et privées. On est arrivé ainsi à un « palier institutionnel » qui trouve sa limite avec la dispersion des approches nationales et techniques. La loi française sur le devoir de vigilance est l’archétype de ces obligations qui restent formelles si elle ne sont pas généralisées, au niveau européen d’abord.

L’intérêt historique du Rapport Notat Senard restera d’avoir fixé les contours d’une gouvernance durable et responsable, autour de la reconnaissance de la mission sociétale de l’entreprise et de la place que doivent y jouer les administrateurs salariés ; quelles que soient les conclusions qu’en tirera le PJL Pacte, on sait que la mutation se joue sur le terrain international, dans le rapport entre les échanges et les régulations, et que si l’UE n’est pas leader, rien n’avancera. Ce qui a été fait jusqu’ici en RSE ne changera le fonctionnement systémique que si l’UE en fait son cadre d’engagement, d’autant que l’Europe a ouvert cette réflexion à l’occasion de ses récents accords commerciaux : là se situe l’épreuve de vérité.

Un basculement en cours dans la RSE internationale

Pour apprécier ce basculement, il suffit de partager l’état des lieux, porté aussi bien par le WEF (Davos) que les institutions internationales (cf. FMI, WB…) :

  • Un socle de compliance, peu à peu, s’impose internationalement aux grands groupes (DH, Droits sociaux (OIT), DVR, principe de précaution, principe pollueur payeur, trajectoire 2°C, CDB (Nagoya), lutte contre la corruption… Les principes OCDE ont posé ce socle général, mais son application reste « soft », à la main des juges lorsqu’ils sont saisis, par les ONG essentiellement ; les groupes européens (un peu américains…), sont les seuls à y prêter vraiment attention.
  • Une dynamique de régulation internationale (G7, G20, NU, OCDE, UE…), dans la foulée de la crise de 2008 et du succès de l’OCDE dans la lutte contre l’opacité fiscale, essaie de peser sur les Etats pour relever les défis de durabilité contemporains. Mais on reste très en deçà de la criticité des enjeux planétaires, faute d’un consensus mondial, écartelé entre des USA non constructifs, une Chine intéressée, une Russie et des grands émergents rétifs et une UE qui se cherche…
  • Si la finance, stimulée par la prise de conscience du risque climatique et la perspective des nouvelles technologies durables, s’avère la force la plus avancée aujourd’hui (de l’ISR aux prêts verts, en passant par TCFD, HLEG…), et pèse de plus en plus significativement sur les investissements, son fonctionnement général ne demeure pas moins très inquiétant, comme Michel Camdessus vient de le rappeler : elle n’est pas prête à engager une répartition plus égale de la valeur, point de passage inévitable vers « la durabilité », évoquée par Emmanuel Macron à Davos.
  • Toutefois, une cohorte d’entreprises pionnières ouvre un chemin (100, 500 ? ) ; engagées sérieusement dans la transformation de leur offre, elles se donnent un « horizon décarboné », tirent l’économie circulaire, conduisent des achats vigilants, réalisent des partenariats sociétaux, ont une résilience forte, une transparence robuste et des dialogues parties prenantes, stimulées par les ratings spécialisés et le souci de relever le défi de confiance dans leurs marques… Largement européens, ces pionniers n’en tirent pas pour autant un vrai bénéfice commercial car le contexte ne rémunère pas leur engagement, dont la crédibilité échappe aux marchés, tant les démarches RSE restent diverses, peu lisibles et encore confuses…

Voir aussi : Tout savoir sur la CSRD

De la nécessité d’un engagement européen sur le modèle de RSE

Nous sommes arrivés au point de dilemme suivant, sans savoir quel scénario l’emportera entre les deux modèles en compétition :

  • Scénario 1 : nous laissons l’évolution suivre son rythme, chaotique sous la pression des crises, et lent au gré des bonnes volontés des leaders ; à 2030/2050, nous aurons une économie de marché majoritaire encore très opaque, très carbonée, très gaspilleuse, concentrée et fortement inégalitaire, cultivant le « pas vu pas pris » et dominant les Etats, portant des risques sanitaire importants… à côté d’une minorité d’acteurs cultivant « la vertu » comme ils le peuvent, sans bénéficier d’un vrai retour de confiance et subissant les soubresauts macro-économiques malgré eux ; les firmes européennes engagées ne tireront pas d’avantage de leur effort et subiront les coûts et les risques de cette dégradation contextuelle à peine contenue…
  • Scénario 2 : un groupe de pays et d’acteurs – l’UE, valeurs obligent ?– se donne un objectif d’accélération pour que les démarches de transformation, macro et micro-économiques, se croisent ; il prend alors la responsabilité de créer un cadre d’incitation efficace (« smart mix évoqué par le PE) qui, d’une part, « pense et active » la transformation durable de l’économie, et qui d’autre part, encourage toutes les entreprises à y participer, en posant des « cliquets minima », de façon à peser sur le fonctionnement du cadre mondial des échanges et stimulant sa reconnaissance par les agents économiques et politiques.

Ce scénario volontariste est soumis à 5 conditions de succès qui sont autant d’appels à agir dans cet espace européen qui a le plus intérêt à le faire :

  • Il faut exprimer une vision explicite de « l’économie durable et responsable » : respect de principes de droits universels fondamentaux s’appliquant aux comportements des agents économiques, engagement à la décarbonation et à la bonne gestion des ressources (découplage), transparence, accessibilité au développement et partage équitable de la valeur, dans une recherche de la croissance inclusive négociée avec les parties prenantes…
  • Cette vision doit être portée par l’UE, à travers une coalition d’acteurs, sociétaux, économiques, politiques, qui n’existe pas aujourd’hui car il n’y a pas de « forum parties prenantes » européen suffisamment bien organisé pour dégager une gouvernance multi-acteurs, de cette démarche…ouverte et reconnue.
  • Elle doit être reprise à son compte par la représentation (PE, CESE, CER…) et la dynamique communautaire (CE), de façon suffisamment majoritaire et constante, ce qui appelle d’abord un accord de base franco-allemand, élargi à l’Europe du nord et aux Etats déjà engagés dans le DD. Il faut monter des intentions à la politique !
  • Il faut aussi que le lien soit établi entre le « licence to operate in EU » et un comportement de base R&S minimum, s’appliquant autant aux entreprises étrangères qu’européennes, bénéficiant du premier marché mondial. Et que l’UE s’applique à promouvoir ce modèle dans tous sa diplomatie et sa politique commerciale…
  • Il faut enfin que ce « modèle durable et responsable » soit repris par les acteurs économiques « en amont » que sont les enseignants, les chercheurs, les think tanks, les organisations professionnelles, pour faire évoluer les savoirs, les outils, les modes de gouvernance dans cette logique nouvelle à imposer. Et que l’opérationnalité progresse.

Conscients de ces défis, pour l’UE d’abord, les acteurs engagés français et allemands ne sont pas loin de pouvoir porter cette stratégie, en sélectionnant « les murs porteurs », en s’attachant à une vision commune par-delà « les cultures business » différentes. Le chantier a été ouvert autour de quelques propositions structurantes mises en débat, en vue de lancer un mouvement fondateur qui rassemblera toutes les bonnes volontés à l’automne 2018 à Bruxelles.

Ce rendez-vous donnera son vrai sens à la  mutation RSE : passer du législatif contraignant dans l’espace national au contractuel innovant dans l’espace européen, pour amener la mondialisation à se faire au travers d’acteurs entrepreneuriaux qui ont compris que la réussite du monde n’était plus dissociable de la leur. Et qui en tirent toutes les conséquences, en n’attendant pas qu’on leur impose mais en apportant leur « contribution positive » à la régulation du « système » dans lequel nous sommes tous embarqués.